sexta-feira, 30 de abril de 2010

La ville-idée

AEROGRAD (AEROGRAD). Film soviétique de Alexandre Dovjenko. Scénario: Alexandre Dovjenko. Assistants-réalisateurs: Ioulia Solntzeva et S. Kevorkov. Images: E. Tissé (extérieurs), M. Guindine (studios), N. Smirnov (vues aériennes). Interprétations: S. Chagaïda (le chasseur Glouchak), S. Stoliarov (l'aviateur, son fils), S. Chkourat (Khoudianov), B. Dobroarov (Chabanov). Production: Studios Mosfilm et Ukrainfilm. Distribution: D.I.C. Durée: 80 minutes.

Prenant sa source dans le procès légitime de construction du socialisme, « Aerograd » est comme le moment où l'arc se tend, une fois arrêté le lieu où la fleche ira se fixer.

Il est bâti comme un chant orchestré en sa fin, une fois consommé le conflit - la crise - par le mouvement créé par l'accumulation des escadrilles mobilisées (voir l'aisance et le bonheur à filmer les airs, pour Dovjenko) et l'énumération de leur lieu d'origine.

Cinéma idéologique (avoué).

Cinéma lié à une pensée politique globale, non « affirmée », si l'on peut dire, mais qui cependant le remplit.

Cinéma idéologique, donc de la conscience, non de l'action ou du problème.

Envolées lyriques: secrétion de l'humanisme idéologique qui a profondément imprégné la culture russe (jusque de nos jours, sauf les premiers films d'Eisenstein), chrétienté qui anime les plis du sol culturel européen et russe, et dont la Révolution même n'arrive pas à se désolidariser.

Donc cet humanisme socialiste, que nous savons légitime en tant qu'idéologie politiquement agissante, implique en revanche, sous peine de perversion de la science marxiste, le préalable d'une critique radicale de tout humanisme théorique, de toute conception fondée sur la notion d'essence humaine.

Aerograd, moins ville réelle qu'idée, animatrice des éléments du film, à la fois son centre et sa circonférence, est liée à lui comme la mousse au savon.

A ce niveau le spectateur, à l'issue de la projection, ne bénéficie que du statut du jeune Tchouktche qui, après avoir couru sur ses skis « pendant quatre-vingt soleils » pour venir étudier dans la ville, apprend qu'elle n'est pas encore construite. « Eh bien je la bâtirai et puis j'étudierai », dit-il.

Si défenseurs de la ville et thème de ses ennemis s'entrelacent et se fondent par touches laconiques, c'est qu'il y a là l'injection nourrie en permanence de la combinatoire argument/construction qui va promouvoir, de manière mêlée, à la fois cognitive et émotive, une substance de ciné-poème où thèmes et variations à travers l'axe qui les supporte se disputent le tronc du film.

Les lois optiques qui président à la fiction mise en place, prises d'abord dans la logique purement conventionnelle du récit (le spectateur doit ajouter foi à l'invraisemblable fantaisie ou abandonner sa vision), se trouvent en proie à l'envahissement de toutes les fictions possibles, celle que l'auteur choisit n'étant finalement ni plus ni moins arbitraire qu'une autre (schématisation et dramatisation excessive renvoyant au théâtre et plus, à l'opéra).

Ainsi, d'une série de notations frappantes, de:

- Chabakov, le russe blanc qui incite les vieux croyants à la révolte, consumé de haine,
- l'espion japonais à qui on demande de dire quelque chose pour la dernière fois, et c'est du venin qui sortira de sa bouche, accompagné de courbettes courtoises,
- l'insert incompréhensible de la danse du samourai dont l'étonnant déploiement dans le film nous donne la mesure de son impossible intégration en la communauté, que le japonais veut conquérir.

Sur ce projet de la ville sont accolées des séries des thèmes, eux-mêmes mythiques, s'appuyant sur des protagonistes légendaires. Il n'est pas là de grossièreté formelle. Quel que soit son raffinement, le style a toujours quelque chose de brut: il est une forme sans destination, il est le produit d'une poussée, non d'une intention. La signification d'un tel film aujourd'hui se déplace aussi.

Certes, en ajoutant notre situation à la lecture que nous faisons d'une oeuvre, l'on peut réduire son ambiguïté (et c'est ce qui se passe ordinairement); mais cette situation, changeante, compose l'oeuvre, elle ne la retrouve pas: l'oeuvre ne peut pas protester contre le sens que nous lui donnons du moment que nous nous soumettons nous-mêmes aux contraintes du code symbolique qui la fonde, c'est-à-dire du moment que nous acceptons d'inscrire notre vision dans l'espace des symboles; mais elle ne peut non plus authentifier le sens, car le « code second de l'oeuvre est limitatif, il n'est pas prescriptif ».

Le cinéaste a à détacher un discours second de l'engluement des discours premiers que lui fournissent le monde, l'histoire, son existence, bref un intelligible qui lui préexiste, car il vient dans un monde plein de langage et il n'est aucun réel qui ne soit déjà classé par les hommes: naître n'est rien d'autre que trouver ce code tout fait et devoir s'en accommoder. Si le cinéaste avait vraiment pour fonction de donner une première voix à quelque chose « d'avant le langage », d'une part il ne pourrait faire parler qu'un infini ressassement, car l'imaginaire est pauvre (il ne s'enrichit que si l'on combine les figures qui le constituent, figures rares et maigres, pour torrentielles à qui les vit), et d'autre part le cinéma n'aurait nul besoin de ce qui l'a pourtant toujours fondé: une esthétique. Il ne peut y avoir une esthétique de la « création » (élaboration) mais seulement de la variation et de l'agencement.

Toutes les esthétiques se sont employées à distancer le nommable, qu'elles sont condamnées à doubler (sublimation de cette attitude chez Straub). Ce sont entre autres: la rhétorique, qui est l'art de vaincre le banal par recours aux substitutions et aux déplacements de sens (Godard), l'agencement, qui permet de donner à un message unique l'étendue d'une infinie péripétie (films noirs américains); l'ironie qui est la forme que l'auteur donne à son propre détachement (Polanski), le fragment ou, si l'on préfère, la réticence qui permet de retenir le sens pour mieux le laisser fuser dans des directions ouvertes (Antonioni), toutes ces « techniques », issues de la nécessité, pour le cinéaste, de partir d'un monde et d'un moi, que le monde et le moi ont déjà encombrés d'un nom, visant à fonder un langage indirect, c'est-à-dire à la fois obstiné (pourvu d'un but) et détourné (acceptant des stations infiniment variées): c'est une situation épique.

La Révolution fut par excellence l'une de ces grandes circonstances où la vérité, par le sang qu'elle requiert, pour s'exprimer, les formes mêmes de l'amplification théâtrale (c'est dans ce sens qu'on peut comprendre des films comme ceux d'Eisenstein ou « Terre en transes »). Ce qui paraît aujourd'hui de l'enflure n'était alors que la taille de la réalité - cette écriture qui a tous les signes de l'inflation fut une écriture exacte.

Farouk BELOUFA.

Cahiers du Cinéma n° 205, outubro 1968, pp. 58-59

Nenhum comentário:

Arquivo do blog