quinta-feira, 29 de março de 2012

Mizoguchi Kenji
par Jean Douchet

La vie de Mizoguchi Kenji (on sait que les Japonais mettent les prénoms après les noms) fut digne de son oeuvre.

Il naquit le 16 Mai 1898 à Tokyo. Son père petit industriel maladroit en affaires, fut ruiné après la crise économique qui secoua le Japon a la fin de la guerre russo-japonaise.

Contraint de déménager, Mizoguchi et sa famille allèrent habiter dans un taudis situé dans un quartier peuplé de petits théâtres. Si notre futur cinéaste se révéla un piètre écolier il manifesta en revanche la plus extrême attirance pour le monde du spectacle qui l’environnait.

La situation financière de la famille étant loin de s’améliorer Kenji entre comme apprenti chez un dessinateur sur tissus de coton. “Ce que je voulais c’était devenir peintre, un vrai peintre, et j’allais fréquenter Aoibashi (le Pont bleu) à Tameike”.

A 19 ans, iI quitte Tokyo pour le grand port de Kobé. Il a trouvé, en effet, une place de dessinateur publicitaire dans un journal de la ville.

En 1917, le Japon qui, sans y participer réellement, est en guerre aux côtés des alliés, connaît une période de grande prospérité économique : tout le marché asiatique plus ou moins délaissé par les Anglo-français, leur appartient. Mais dans le même temps les classes pauvres connaissent une extrême misère. Les prix montent mais les salaires restent bloqués pour cause de guerre.’ De même sont interdits les grèves, les syndicats, etc.

Or Kobé, parce que le port le plus actif du Japon ouvert sur le monde extérieur, est la ville qui réagit le plus immédiatement à la révolution russe. Mizoguchi participe à une révolte appelée ”l’émeute du riz”. Il est arrêté par la police, roué de coups, incarcéré.

Né pauvre, ayant toujours vécu comme un pauvre, Mizoguchi croit moins en la politique qu’en la bonté humaine. Il a rejoint le mouvement de Kagawa Toychiko un protestant qui est un véritable saint.

Après la guerre, la crise revient. Les occidentaux reprennent tous les marchés économiques. On débauche partout. Chômeur, Mizoguchi rentre à Tokyo.

C’est là qu’il entrevoit par le biais d’un acteur de cinéma la possibilité de travailler dans le nouvel art. En 1921 il est engagé officiellement comme assistant metteur en scène. Commence alors une carrière qui comprendra près de cent films en trente deux ans.

Tous les témoignages sur Mizoguchi le montrent comme un homme d’une extrême exigence ne demandant pas seulement le maximum à ses collaborateurs mais plus que le maximum.

C’est ainsi qu’il laissait entièrement ses scénaristes comme ses acteurs sans aucune directive. Il fallait que ce soient eux qui lui apportent les idées, Mizoguchi se contentant de ne garder que celles qui lui agréaient.

Lorsque son scénariste favori Yoda Yoshikata lui apportait son script, Mizoguchi se contentait de le Iire. Puis il le lui rendait en le refusant. Comme l’autre cherchait à savoir ce qui n’allait pas, le cinéaste répondait : vous êtes le scénariste, je ne suis que le metteur en scène, c’est à vous de trouver. Et Yoda recommençait jusqu’à quinze fois son scénario.

* * *

Mizoguchi Kenji est au cinéma ce que J.-S. Bach est à la musique, Cervantès à la littérature, Shakespeare au théâtre, Titien à la peinture : le plus grand.

Cela signifie que, plus que tout autre, ce cinéaste a pénétré le secret de son art et par conséquent le mystère de la vie. Pour un artiste la compréhension intime de l’art, de l’homme et de l’univers ne font qu’un. En effet, plus le style d’un créateur adhère à la nature profonde de son art plus la pensée qu’il contient est riche et universelle.

Mizoguchi nous renvoie donc à la question : qu’est-ce que le cinéma ? Question insoluble non seulement en fonction de la place qui nous est impartie mais en soi (aucun art ne peut se figer dans le cadre rigide de théories, de lois et de règles). Mais question pourtant abordable. Certaines caractéristiques spécifiques, des constantes ou plus précisément des lignes de force essentielles permettent de discerner quelques uns des principes d’un art. Ainsi pour le cinéma du rapport apparence-réalité.

La caméra capte, en effet, à travers son objectif la réalité qu’elle enregistre. Mais c’est pour la renvoyer sur l’écran - par le phénomène de la projection - sous l’aspect de la pure et seule apparence. Ainsi la chose vraie, existence réelle a l’origine, se voit, par le seul processus de la technique cinématographique réduite à l’état de pure apparence, fiction, fantasme. Le monde objectif de la réalité et le monde subjectif du mental se trouvent inextricablement liés dans un conflit qui devient le sujet véritable des grands cinéastes.

A la différence des autres qui suivent les péripéties de ce duel en passant constamment de l’apparence à la réalité et établissent ainsi le mouvement secret et interne de leur film, Mizoguchi installe ce conflit au cœur même non seulement de sa mise en scène mais de chacun de ses plans. Chaque image, chez lui, est immédiatement double. A la fois le constat dans sa vérité documentaire du monde extérieur, dur, cruel, contraignant et le reflet du monde intérieur c’est-à-dire du retentissement affectif, du sentiment douloureux qu’éprouvent les personnages victimes de cette réalité qui les torture sans relâche. Dès lors, la durée de ce plan est fonction du mouvement subtil qui s’établit entre ces deux mondes, l’un - le monde objectif - cherchant toujours à imposer sa loi rigide et à détruire toute vie affective et spirituelle; l’autre - le monde subjectif - désirant au contraire préserver la qualité interne de la vie intérieure et plus encore transformer la réalité en un univers idéal, rêvé, irréel. Mouvement incessant qui se poursuit de plan en plan jusqu’à la victoire finale - et là encore apparente car tant que la vie continue le conflit ne peut avoir de cesse - de l’un ou l’autre camp.

Ceci se traduit esthétiquement par le conflit entre la beauté sensible, immédiate, évidente - beauté picturale - de chaque image chez Mizoguchi et la réalité qu’elle révèle très souvent atroce, impitoyable, infernale. C’est pourquoi plus l’image sera belle et semblera échapper par sa magnificence à l’emprise du monde objectif, plus cette beauté masquera la présence de celle-ci plus contraignante que jamais.

Ainsi dans l’Intendant Sansho le moment où la mère suivie de ses deux jeunes enfants et de sa servante s’avance dans la mer mouvante des joncs près du lac. Nous ne pouvons nous empêcher d’admirer une vue aussi splendide. Mais la mère qui pressent combien cette beauté cache de dangers se récrie alors que ce lieu est horrible ». Ainsi dans l’Impératrice Yang Kwei Fei, l’Empereur inconsolable de la mort de sa première femme se perd dans la contemplation d’un jardin merveilleux en écoutant de la musique.

Ce faisant il ignore la présence de Yang Kwei Fei qui sera pour lui source de vie et qui seule peut le sauver de la réalité du monde mort et stérile du souvenir affectif que la splendeur de ce décor a pour mission d’entretenir douloureusement. Ainsi encore dans les Contes de la Lune Vague après la Pluie, la perdition du potier dans le monde de la pure apparence, de la beauté formelle, monde fantomatique qui n’est qu’une aspiration de l’âme et de l’esprit mais qui se dissipant plongera le potier dans une réalité plus terrible qu’avant, etc, etc. Il n’y a pas un film de Mizoguchi où l’on ne puisse relever de tels exemples.

C’est que la pure beauté comble l’aspiration suprême de tous les personnages mizoguchiens et leur apparaît comme l’ultime refuge, et plus encore comme la seule véritable réalité, celle du monde du rêve et de l’affectivité, alors que la réalité objective se révèle n’être alors qu’une apparence : la vie même devient un songe. D’où le danger d’une telle attitude qui mène fatalement à la mort, et qui fait que la beauté plastique chez Mizoguchi est signe de mort. Aussi comprend-t-on mieux pourquoi toutes les morts chez ce cinéaste sont si douces, sublimes mais aussi terrifiantes. Ainsi la mort de l’Impératrice Yang Kwei Fei qui abandonne successivement tous ses atours, quitte ainsi le monde des apparences - celui de la vie - pour pénétrer dans le monde de la réalité durable : celui des sentiments éternels. Ainsi la mort d’Anju dans l’Intendant Sansho, celle de Madame Yuki, celle du père dans le Héros Sacrilege, etc.

Inversement les personnages qui désirent s’installer dans le monde de la pure beauté alors qu’ils sont encore en vie se voient justement condamner à perdre la réalité profonde du monde mental. La mort spirituelle et émotive s’installe en eux, les condamnant à vivre une vie errante et misérable, ou à des réveils douloureux. Nous l’avons déjà vu pour le potier des Contes de la Lune Vague. Souvenons-nous encore de la dernière scène du Héros sacrilège. Le héros aperçoit dans un pré sa mère entourée de danseuses amusant le seigneur, chef de la caste aristocratique. La beauté de cette scène porte sur ces personnages, leur condamnation. Ils ne sont plus que des morts en sursis, que des pures apparences. Ou encore le tout dernier plan de la Rue de la Honte. La très jeune fille envoyée comme servante dans la maison close est transformée, par la tenancière, en prostituée. On la farde donc. On masque sa beauté naturelle et simple sous celle des apparences. C’est sa propre mort morale, affective, spirituelle qu’elle appelle en faisant signe à l’horrible réalité qui l’environne.

Dans le combat sans fin que le personnage mizoguchien doit livrer au monde objectif pour imposer sa personnalité, c’est-à-dire son rêve, il n’y a de place que pour l’affrontement sans trêve. C’est finalement contre la beauté même que le héros doit se révolter car elle est le piège fatal. Alors la réalité extérieure attaquée de front Iivre son misérable secret : elle n’est que pure apparence qui recule épouvantée face à la force de l’esprit de vérité. Les palanquins sacrés, porteurs de miroirs dignes de ne fasciner que des alouettes, s’enfuient et s’évanouissent sous la flèche lancée par le Héros Sacrilège.

Le conflit apparence-réalité nous le retrouvons, spectateur, en nous-même. Chaque plan de Mizoguchi - puisque nous sommes au cinéma - est la seule réalité qui importe pour nous pendant la durée du spectacle. Il éveille en conséquence en notre conscience sensible, et ce dès son apparition sur l’écran, un sentiment de crainte, de tendresse, d’effroi, d’amour, etc. C’est ce sentiment que le plan, par sa durée fait évoluer en nous. Par contre-coup cette évolution intérieure agira sur la réalité du plan pour le forcer à évoluer lui-même selon le mouvement secret de nos désirs et de nos craintes. Par exemple, dans le Héros Sacrilège, le héros annonce ses fiançailles avec l’élue de son cœur. Aussitôt nous assistons à une fête populaire, sorte de procession de danseurs. Mais cet état de joie que cette vue provoque en nous est troublé par la menace que nous sentons peser obscurément sur ce bonheur étant donné que nous connaissons les dangers qui planent sur le héros. Aussitôt l’ordonnance de la fête est troublée par l’intervention des moines soldats qui provoquent une bagarre et sèment le tumulte.

C’est pourquoi un film de Mizoguchi n’est qu’une succession de moments purement affectifs qui se transforment selon les impressions que la vue du spectacle éveille en nous. Et c’est ce qui explique pourquoi une oeuvre de cet auteur est si touchante et prenante à une première vision mais si difficilement analysable. Nous sommes pris au piège de l’apparence de la réalité du spectacle, c’est-à-dire au monde de l’affectivité, qui est à la fois celui de l’illusion et de la réalité profonde selon l’emploi que nous en faisons. Pour saisir la vérité de cette réalité du spectacle il est nécessaire de nous détacher de sa beauté formelle, d’examiner l’intensité de nos impressions et les confronter à la réalité objective de la mise en scène. Nous pénétrons ainsi par le monde de la pure sensibilité dans l’univers de la pure intelligence. Alors nous atteignons à la connaissance totale qui est le but recherché par Mizoguchi, qui est la fin du cinéma, la raison même de l’homme face à l’univers.

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